Des polices plus conviviales depuis la pandémie.
Phil Garnham, directeur de la création typographique, s’est entretenu en mai avec The Economist à propos de l’impact de la pandémie sur la typographie. Retraçant cette année sans précédent, The Economist et Phil ont exploré comment cette période a poussé les polices de caractères à devenir plus conviviales pour leur public.
Première publication sur The Economist, par Arthur House.
S’il est encore trop tôt pour connaître l’influence de la pandémie sur l’art et le design, il y a un changement que l’on remarque déjà : celui de la typographie. Les événements historiques sismiques peuvent secouer la créativité et l’amener dans d’autres directions. L’éruption d’un volcan indonésien en 1815 avait causé d’étranges phénomènes météorologiques autour du globe, inspirant un nouveau genre de fiction gothique. De la dévastation de la Première Guerre mondiale est né le modernisme, avec des innovations en littérature, en art – et en typographie. Gill Sans, une police fraîche et avant-gardiste créée par Eric Gill en 1926, incarne l’après-guerre et son désir de nouveauté.
Lorsqu’on regarde un panneau ou un logo, on pense tout simplement lire des mots. Mais la manière dont ceux-ci sont écrits vaut tout autant que ce qu’ils disent. La typographie est l’équivalent visuel du ton d’une voix. Vous n’écririez pas une invitation à une fête en Times New Roman ou des excuses sincères en Comic Sans. Dans l’articulation de l’identité d’une entreprise, les polices de caractères jouent un rôle plus grand qu’aucun autre élément de design.
Lorsque le monde change, ce que l’on souhaite dire change aussi. C’est pourquoi la pandémie a déjà influencé la typographie de marque. Les polices unies, ordonnées et fonctionnelles cèdent la place à davantage de rondeur, de douceur, d’expression. La tendance a émergé quelques années plus tôt, sous l’impulsion d’entreprises ayant des identités sciemment ludiques comme Duolingo ou Mailchimp. Et elle s’est accélérée au cours de l’année dernière. En Grande-Bretagne, Currys PC World, un magasin d’électroménager, et Zoopla, un site Web immobilier, ont abandonné leurs styles impassibles pour des caractères plus originaux. Pour vendre une machine à laver de nos jours, il faut des descendants hauts en couleur sur les «g».
Le dernier grand nom à suivre le mouvement est O2, une compagnie de télécommunications. La marque abandonne Frutiger, l’humaniste sans serif ordinaire utilisée depuis 2002, et se tourne vers On Air, une nouvelle police créée sur mesure par Monotype (qui a aussi créé le design de la police Milo pour The Economist). Les angles ronds et les éléments calligraphiques de On Air suggèrent une note humaine, explique Phil Garnham. L’objectif est d’apporter de la chaleur et de la personnalité aux écrits marketing d’O2. L’effet des polices comme On Air est «subliminal», selon Phil Garnham, ce qui nous rappelle à la puissance avec laquelle une typographie peut influencer notre compréhension des mots. Pourtant, depuis le début du siècle, les marques ont été coincées dans une routine typographique. Sans surprise, internet en est la cause.
Depuis deux décennies, les marques choisissent des polices sans serif génériques pour leur lisibilité sur les écrans, quelles que soient leurs tailles et résolutions. La police sortante d’O2, Frutiger, est souvent considérée comme la police la plus lisible jamais inventée, ce pourquoi on la voit apparaître sur les panneaux d’aéroports partout dans le monde. Bien que la technologie permette aujourd’hui aux designers d’utiliser n’importe quelle police sur un site Web, les marques ont continué à graviter autour de bases froides et géométriques comme Avenir, Gotham et Proxima Nova.
On Air
Les typographies sont l’équivalent visuel du ton d’une voix.
Pourtant, lisible ne veut pas nécessairement dire mémorable – en fait, c’est parfois le contraire. En 2018, les chercheurs du Royal Melbourne Institute of Technology ont constaté qu’avec des polices trop familières, les lecteurs avaient tendance à faire abstraction des mots, tandis qu’ils en gardaient une meilleure mémoire lorsque la lecture impliquait une sorte de «difficulté désirable».
Ils ont créé Sans Forgetica, une police qui omettait certaines parties des traits des lettres et demandait au cerveau un effort pour combler les trous. En la testant sur des étudiants, ils ont découvert que les faits écrits avec cette police étaient plus faciles à retenir que ceux écrits en Arial (bien que d’autres recherches n’aient ensuite trouvé aucune preuve que la Sans Forgetica favoriserait la mémorisation).
Quel que soit leur effet sur la mémoire, les polices fonctionnelles sont en voie de disparition. Cela est en partie dû au fait que les résolutions d’écran se sont améliorées, et les systèmes de design typographiques sont plus perfectionnés. La pandémie est une autre raison, parce qu’elle a changé la manière dont les marques interagissent avec nous. Quand les magasins sont fermés, le matériel marketing écrit – en ligne ou glissé dans une boîte aux lettres – devient plus important. Les polices de caractères ont plus de travail que jamais.
Lisible ne veut pas nécessairement dire mémorable – en fait, c’est parfois le contraire.
Les polices de l’ère pandémique partagent un thème commun : des lignes courbes et des formes rondes. Aoife McGuinness, un consultant en neuroscience pour l’agence marketing HeyHuman, explique que le cerveau pourrait être programmé pour associer certaines formes à certains concepts ou sentiments.
Une étude sur les emballages alimentaires datant de 2017 démontre que les personnes associent les polices arrondies aux goûts sucrés et les lettres anguleuses à l’acidité. Les lignes droites et les angles pointus dégagent solidité et autorité, tandis que les courbes et les cercles apportent douceur, bienveillance et même, convivialité. Les typographies chaleureuses pourraient être un moyen de se rapprocher des consommateurs, en particulier de ceux éprouvant de la solitude en période de confinement. Si vous ne pouvez pas sortir avec vos amis de la vie réelle, pourquoi ne pas devenir ami avec votre fournisseur de haut débit ?
Nick Stickland, fondateur de ODD, une agence de création ayant travaillé avec des entreprises de la mode sur l’identité de marque, a un point de vue différent. Il estime que la domesticité forcée pendant la pandémie et le boom de décoration d’intérieur a transformé les goûts. La tendance pour le minimalisme scandinave a laissé place à de nouvelles visions du maximalisme cosy. Dans ce contexte, les polices tendres sont l’équivalent typographique des pantalons de survêtement confortables.
Les polices de l’ère pandémique partagent un thème commun : des lignes courbes et des formes rondes.
Nous avons également eu tout notre temps pour réfléchir. Les consommateurs sont plus soucieux de la durabilité et de la diversité qu’en 2019, et les entreprises doivent y prêter attention. Si les caractères géométriques froids évoquent une certaine autorité, voire de l’arrogance, la transition vers des formes de lettres plus rondes et chaleureuses reflète une approche plus humble et respectueuse. Pour les marques, ajuster leur police est un moyen de garder une longueur d’avance.