La collaboration créative dans un monde de travail à distance.
Mike Mandolese, manager design chez HP Hood
En france, l’annonce est tombée le 16 mars au soir. Dès le lendemain, à partir de l’heure du déjeuner, tout Monotype a été tenu de se mettre en télétravail : deux semaines pour commencer, et finalement, toujours d’actualité pour l’instant.
Dans notre cas, la transition s’est effectuée de manière plutôt douce. Monotype est une entreprise mondiale, ce qui fait que les appels par Zoom, qui couvrent les douze fuseaux horaires de Boston à Londres et Berlin, étaient déjà une norme pour nous. Également, de nombreux employés travaillaient déjà de chez eux avant la pandémie du coronavirus, occasionnellement en tout cas. Il y avait donc certains systèmes en place pour organiser le travail à distance (grâce aux équipes IT !). Mais comme la plupart des entreprises, les premières semaines ont vu des hauts et des bas, le temps pour notre effectif de 600 personnes de s’adapter à un nouveau mode de travail.
Maintenant que plus de trois mois sont passés, nous nous demandons tous ce qui va arriver ensuite, et surtout ce que cela va signifier pour le secteur créatif. Design et créativité ne sont pas seulement au centre de ce que nous faisons — c’est, littéralement, ce que nous faisons. Nous avons passé beaucoup de temps à penser aux effets que la pandémie a eu sur le processus collaboratif qui dirige le travail créatif dans les entreprises, et nous avons rassemblé quelques idées sur la direction que les choses pourraient prendre.
“ Dans nos grottes sous forme de petit chez nous cosy. ”
Le travail créatif, qu’il s’agisse de design graphique, de typographie ou d’écriture, est un peu paradoxal dans le sens où il repose sur deux choses : se nourrir d’échanges et de collaborations, mais aussi pouvoir enfin se retrouver seul.
Ce dernier aspect n’est pas facile dans un cadre d’entreprise. Les discussions en continuel bruit de fond, les interruptions aléatoires, les lumières parfois mauvaises… Tout un tas d’éléments peuvent déranger une personne dans son processus créatif. (Même si, admettons-le, certains s’épanouissent dans ce type d’environnements !) Traversez n’importe quel département créatif et vous pourrez observer un éventail de mécanismes d’adaptation : casques audios surdimensionnés, espaces de travail personnels avec effort de déco, ou encore des personnes fuyant leurs bureaux pour se réfugier dans l’intimité d’une salle de conférence. Le domicile apporte aussi son lot de distractions, mais offre en général une meilleure maîtrise dans la manière de structurer sa journée de travail.
« Au départ, les designers, y compris moi-même, nous nous sommes réjouis de nous retirer dans nos grottes sous forme de petit chez nous cosy et de pouvoir travailler sans être dérangés », raconte Mike Mandolese, manager design à Boston chez HP Hood, une marque de produits laitiers très connue aux États-Unis. « Trouver un endroit tranquille, entrer dans son rythme et créer des designs en profondeur, c’est tellement plus facile à la maison qu’au bureau. Et je le dis en tant que parent d’enfants de 5 et 7 ans. »
Gretchen Walker, designer senior chez Monotype, va dans le même sens. Travailler de chez elle lui a permis d’équilibrer les périodes de travail avec de courtes pauses, qu’elle ne prend pas toujours le temps de s’accorder au bureau. Comme elle l’explique : « Maintenant que je travaille de chez moi, je prends des pauses de 15 minutes dans la journée pour restaurer ma créativité, et ma productivité s’en trouve optimisée. » C’est une bonne pratique, quel que soit le lieu où vous travaillez, mais parfois travailler dans un bureau met une pression sociale qui incite à avoir le nez dans le guidon et dissuade de prendre des pauses.
Travailler de chez soi offre un lieu de tranquillité pour se concentrer. Mais cela permet aussi aux créatifs d’organiser leurs emplois du temps en fonction des périodes qu’ils ressentent comme plus productives. Certains sont très efficaces dès le réveil, d’autres plus créatifs le soir tard, et les enfermer dans des horaires traditionnels de bureau peut être un frein à leur productivité et affecter la qualité de leur travail.
Mike Mandolese, manager design chez HP Hood
« J’ai réalisé que mes matinées sont plus judicieuses pour tout ce qui est réunions, appels, feedbacks sur les projets », poursuit Walker. « Je bloque l’après-midi pour le consacrer au design, aux révisions, et traiter tout ce qui a été évoqué le matin. Il en a résulté un planning de livraison beaucoup plus efficace, surtout en travaillant avec des équipes et collègues de différents fuseaux horaires. »
James Fooks-Bale, directeur de marque senior chez Monotype, reconnaît que la plupart des créatifs professionnels d’aujourd’hui sont habitués aux environnements de travail non traditionnels. Ils sont donc enclins à s’adapter lorsque les choses changent. « Le tempérament et les compétences innées de nos équipes ont joué un grand rôle » dans une transition douce vers le travail à distance, dit-il.
Zoom, zoom, zoom.
Travailler à domicile offre un environnement plus confortable et productif pour de nombreux designers, mais cela soulève aussi des défis de taille pour les éléments de travail collaboratifs. Tout travail créatif est, au bout du compte, un effort collectif, qui commence par des brainstormings et briefings créatifs pour se conclure avec tout un cycle de vérifications et révisions. Et même si en grande partie cela peut être planifié, il y a une forme de spontanéité inhérente dans la collaboration créative qu’il est difficile de reproduire depuis des espaces de travail à distance. « À moins que vous ne soyez vigilants », explique Fooks-Bale, « ces moments impromptus dans les couloirs du studio ou ces rencontres improvisées aux postes des uns et des autres peuvent totalement disparaître. »
Mandolese est du même avis. « Habituellement, les réactions et conseils que l’on partage entre nous se font au pied levé autour du bureau. Donc pendant que le temps passe, et que de nouveaux projets commencent à émerger, l’attention aux détails et la conscience d’un travail d’équipe commencent légèrement à décliner. Je pense qu’après un mois de quarantaine, nous atteignons collectivement le bas de la courbe. »
James Fooks-Bale, directeur de marque senior chez Monotype
Rien ne peut remplacer le plaisir de rouler sur sa chaise jusqu’au bureau de son collègue ou de discuter d’un projet ambitieux autour d’un bon café. Mais les créatifs d’aujourd’hui ont la chance de bénéficier d’une série de logiciels collaboratifs pour faciliter au moins quelques interactions à l’improviste. Slack, Zoom et autres plateformes, sont toutes efficaces pour relier les gens malgré les distances physiques.
Mais les outils sont ce qu’ils sont. Avant la COVID-19, la plupart d’entre nous ne les utilisions qu’en complément du monde réel. Basculer dans un espace de travail où ces outils sont l’unique moyen de communiquer, cela requiert une réflexion fondamentale sur leur rôle dans notre workflow. L’envie de rester en contact peut mener à une surabondance d’appels vidéo, à des discussions virtuelles sans fin qui peuvent engloutir la journée d’une personne, recréant essentiellement le bruit de fond et les distractions de la vie de bureau.
D’une certaine manière, être dans un contact permanent est une réponse directe à la nécessité de tenir les membres d’un département informés sur les avancées de leurs collègues. Le manque de temps en face-à-face a conduit Mandolese à changer sa manière de mener les réunions. « Dans le monde pré-COVID, une réunion d’équipe était plutôt sous forme de conversation et de rapport de haut niveau sur le travail des semaines précédentes. À présent, nous couvrons nos projets chacun notre tour et entrons plus dans le détail qu’avant. J’ai aussi remarqué que cela nous offrait plus d’opportunités de compter sur les expériences des uns et des autres dans ce monde digital total dans lequel nous vivons actuellement. Passer en revue nos travaux par petites touches nous laisse davantage de place pour échanger des conseils. »
Passer au travail à distance, cela implique aussi des considérations pratiques. Beaucoup de marques stockent leurs ressources comme les polices de caractères ou les illustrations sur des serveurs locaux ou même les ordinateurs individuels de certains membres d’équipe, ce qui représente un réel défi lorsque les équipes ne peuvent pas y avoir accès. Lorsque tout le monde est au bureau, c’est déjà assez compliqué de faire un suivi de qui achète quoi ou de quel bien appartient à quel projet. Imaginez quand tout le monde est éparpillé sur de multiples codes postaux et fuseaux horaires…
Pour les entreprises qui ne s’étaient pas adaptées au travail à distance auparavant, mettre à niveau ces systèmes de gestion peut être difficile et, dans la transition, causer de substantiels accrochages de flux de travail et mettre en péril la cohérence visuelle de marque. Peut-être qu’à première vue, dans l’ensemble, ces problèmes ont paru ponctuels ; quelque chose à traverser tant bien que mal le temps de la pandémie. Pourquoi, dès lors, investir dans un nouveau logiciel de gestion des ressources basé sur le cloud, si c’est pour être de retour au bureau dans quelques temps ? Pourquoi chercher à reconsidérer son approche des réunions ou des révisions de projet ?
La réponse est simple : cela n’est plus une histoire temporaire. Le travail à distance se pérennise.
La même chose, avec des nuances.
Certaines tendances déjà émergentes ont été accélérées par la pandémie COVID-19 de bien des manières. Le travail à distance est sur une pente ascendante depuis des années, grâce aux avancées technologiques et la pensée selon laquelle, le temps passé assis à son poste n’est pas le meilleur moyen pour déterminer la valeur ou la productivité d’une personne.
Quand Monotype a fermé ses bureaux, comme de nombreuses entreprises, nous avons d’abord envisagé une organisation sur deux semaines avec un plan de réévaluation à terme de cette période. Aujourd’hui, l’hypothèse semble risible, à nous voir maintenant traverser les mois ainsi. La réalité, c’est que la plupart des entreprises pourraient ne jamais revenir à temps plein sur site ou en plein effectif. Cela signifie qu’il est temps de repenser la manière dont le travail créatif peut à présent être accompli sur le long terme.
« En tant qu’individus ou en tant que studios ou structures, nous ne pouvons pas modeler seuls le futur de nos industries ou nos métiers », estime Fooks-Bale. « Nous devons élargir nos horizons, nous ouvrir et franchir les murs de nos cultures, quitter nos zones de confort, nous saisir des nouvelles technologies, comprendre les populations et remettre en question les modèles actuels — par-dessus tout, nous devons collaborer et écouter. »
Cette reconsidération porte tant sur l’état d’esprit que sur les systèmes ou logiciels. « Si la COVID-19 nous a appris quelque chose, c’est bien que toute l’agitation des entreprises inquiétées par le travail à distance était infondée », explique Mandolese. « Car cela fonctionne, et même très bien ! »
Cela ne veut pas dire que tout designer ou auteur voudra travailler à temps plein à domicile, ni que toutes les entreprises vont fermer définitivement leurs bureaux. Il y en aura ! Mais la flexibilité et l’équilibre seront essentiels quoi qu’il en soit, une fois que les bureaux auront réouvert en toute sécurité. L’attention devrait finalement se porter sur la qualité du travail, ainsi que sur la liberté et le pouvoir à donner aux équipes de déterminer où et quand ils sont au meilleur de leur créativité et productivité.
« Avant cela, je n’avais jamais fait l’expérience du travail à domicile, mais j’étais toujours attiré par la possibilité d’y avoir accès », raconte Mandolese. « Maintenant que j’y suis depuis plusieurs mois, je le vois fonctionner pour la plupart des équipes et membres d’un bureau moderne. Et je pense que cela vaut doublement pour les travailleurs créatifs. À l’avenir, j’espère que nous pourrons trouver un équilibre sain entre travail sur site et travail à distance, car les deux ont des avantages à apporter. »
« À un certain moment, nous nous sommes probablement tous demandé si nous travaillions de chez nous ou si nous vivions au travail », pense Fooks-Bale. « Se sortir les uns les autres de la boue est devenu une priorité. Burn-out, stress, overthinking et isolement sont des choses réelles. Être présents les uns pour les autres n’a donc jamais été aussi important. Les événements d’entreprise, les salons, partager un verre après le travail avec des personnes du même secteur, ce sont des choses qui nous manquent à tous. »
Mike Mandolese, manager design chez HP Hood
Walker admet qu’il y a un mélange de pour et de contre. « L’aspect social de la vie de bureau me manque et aussi la satisfaction de collaborer en personne », explique-t-elle. « Mais j’apprécie totalement les après-midis entiers et ininterrompus où je consacre mon temps au design. Je pense vraiment que le sentiment que l’on a vis-à-vis du travail à distance dépend de ce qui nous stimule en tant que designer. »
Fooks-Bale compare l’expérience du travail à distance aux montagnes russes, où chacun de nous est lancé à travers des hauts et des bas, en chemin vers quelque chose de plus stable. « Il y a suffisamment de choses qui surviennent pour que vous soyez pardonné de considérer qu’il ne s’agit que de destruction, rupture, douleur. On oublie facilement que la douleur est aussi le signe que quelque chose de nouveau tend à émerger. Quelque chose où l’on rassemble nos efforts pour créer et résoudre. Il nous revient à tous, individuellement et collectivement, de déterminer ce à quoi l’on veut que cette «post-normalité» ressemble. »
« La conséquence la plus importante, c’est la confiance qui a été construite, dans de nombreuses directions. D’une équipe à l’autre, au sein même des équipes, entre les hiérarchies », explique Fooks-Bale. « Cela devrait non seulement perdurer, mais aussi et surtout grandir. »